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“Car la traduction est un miroir”

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L’image du reflet, de la traduction au miroir, est fréquemment utilisée lorsqu’il s’agit de caractériser le rapport de la traduction au texte source. En voilà quelques exemples, glanés dans l’ouvrage de Jean Delisle, La Traduction en citations[1] :

Pierre Daniel Huet
L’art de celui qui assume la fonction de traducteur doit tendre à montrer qu’il faut s’attacher à l’auteur à travers les mots qui sont les siens, comme dans un miroir ou sur un portrait, et à proscrire tout ornement rapporté[2].

Hugo
Le traducteur excellent obéit au poète comme le miroir obéit à la lumière, en vous renvoyant l’éblouissement[3].

Irène de Buisseret
Si vous êtes traducteur, votre instrument n’est pas la lyre, ni le pinceau – c’est le miroir. Un monsieur qui verrait dans la glace son reflet encadré soudain d’une tignasse préhistorique, ou coiffé d’une perruque Louis XIV, renverrait par le premier courrier au fabriquant un miroir qui ne fait pas honnêtement son métier, car on ne lui demande pas d’enjoliver mais de refléter, un point c’est tout[4].

Hélène Rioux
En traduisant [les histoires des auteurs que je traduis], je m’approche de leur vérité. Je m’approche aussi de la mienne, car la traduction est un miroir[5].

Comparaison n’est pas raison ; juxtaposition non plus, et ces quatre phrases ne sont représentatives ni de toutes les entrées du livre de Delisle indexées à « miroir », ni de l’ampleur de l’application possible de la réflexion sur la traduction à partir de la figure du miroir. Quelques réflexions pêle-mêle toutefois.

* penser la traduction – ou toute autre chose[6] – par la figure du miroir une identité de la chose réfléchie et de son image. Identité qui est d’emblée problématique puisque la traduction d’une langue à une autre crée de l’autre, par définition. En tout cas, cette identité ne me semble concevable qu’en terme de visée, non de réalité. Aucune traduction n’est identique – au sens étymologique du terme – au texte source. Mais elle peut rechercher cette identité : c’est ce qu’on lit dans la phrase d’Irène de Buisseret. La traduction-miroir serait celle qui « n’enjolive pas », de même que le miroir ne cache pas mes cernes, le traducteur n’est pas supposé améliorer le texte. Certes, mais pour autant toutes les traductions se voulant honnêtement, sincèrement, miroir de l’œuvre, ne sont pas identiques. C’est bien ce qui est intéressant.

* Penser la traduction par la figure du miroir pose un problème de temporalité : penser la traduction au miroir suppose plutôt une simultanéité – on compare la traduction déjà effectuée, terminée, le résultat, au texte de départ –, là où dans le processus de la traduction le texte que le traducteur écrit est second – c’est d’ailleurs un des noms qu’on lui donne.

* Penser la traduction par la figure du miroir pose une autre question, présente en creux dans certaines des citations ci-dessus. Si la traduction comme texte second est le reflet du texte premier, où est le miroir ? Où est le tain du miroir ? Une des choses les plus intéressantes dans le passage des Affinités Electives que je citais dans mon premier billet, c’est le passage très rapide d’une figure du miroir à l’autre – qui illustre du reste pour moi toute l’ambivalence du recours aux métaphores dans le discours théorique : la métaphore est un formidable outil de représentation ; elle est par ailleurs très labile, et si elle réfléchit les oscillations de l’esprit humain, elle permet difficilement une conceptualisation qui suppose un minimum de fixité. Je re-cite le passage en question :

… aber der Mensch ist ein wahrer Narziß; er bespiegelt sich überall gern selbst, er legt sich als Folie der ganzen Welt unter.

…mais l’homme est un véritable Narcisse ; il aime à se refléter partout ; il se pose comme tain sous le monde tout entier.

L’homme, dans ce passage – et dans l’ensemble du roman de Goethe – est à la fois l’objet reflété à la surface du miroir (quel miroir ? le lac de la propriété, renvoi évident au mythe de Narcisse, mais le monde entier est miroir), et le miroir lui-même, dans lequel se reflète le monde. Réversibilité de ce rapport réflexif, donc, qui montre bien que l’image est image, puisqu’une personne se regardant dans un miroir ne devient pas le miroir dans lequel le tain se regarde[7].

Miroir d'eau - Wasserspiegel. Photo: Claire Placial

Mais revenons-en à notre traduction-miroir. Qu’est-ce qui figure le miroir ? Le traducteur, sans doute. C’est ce que suppose la citation de Victor Hugo, qui propose une analogie à quatre termes : le traducteur est au texte ce que le miroir est à la lumière : il réfléchit la lumière qui se dégage du texte (pensé non tant en terme de forme, d’objet physique, que de source lumineuse)

Mais peut-on, être de chair et de sang, être le miroir de quoi que ce soit ? être la plane et lisse surface sur laquelle la lumière (du texte ? de l’auteur traduit ?) se réfléchit ? Et puis, un miroir ne travaille pas. Autre problème de temporalité. Je me mets devant mon miroir et me vois en pieds (cernes comprises) ; en revanche les vingt pages de la troisième partie, en prose, de Die Nordsee, il m’a fallu une bonne vingtaine d’heures pour en faire une première traduction, sur laquelle j’ai retravaillé six heures aujourd’hui, et ce n’est pas terminé, et il y a des ratés – un miroir n’a pas de raté. Je propose le paradoxe suivant : la traduction est un reflet du texte premier, mais produite sans miroir.

* Penser la traduction par la figure du miroir suppose en tout cas un imaginaire visuel. Cela ne va pas de soi pour un travail sur le texte, qui ne se déploie pas en deux dimensions, bon, certes, sur la page, évidemment, mais qu’on peut également lire à voix haute : il n’est pas par nature bi-dimensionnel; et quand bien même lit on sur une surface en deux dimensions – la page, l’écran- c’est le support qui est en deux dimensions, pas le texte, qui a une temporalité plus contrainte que l’image, puisqu’en principe on le lit linéairement, là où le regard dans l’image a des trajectoires plus complexes. Enfin les métaphores visuelles, parce qu’elles permettent de mieux voir, sont tout de même productives. Mais si l’on veut rester dans le champ du visuel, l’image du portraitiste, voire, du photographe, me semble plus adéquate. Elle est présente dès 1662 chez Huet. De fait, nombreuses sont les comparaisons du traducteur au peintre dans l’histoire de la pensée de la traduction, en lien avec l’idée d’une traduction mimétique. Cette image me paraît plus adéquate parce qu’elle rend au traducteur son rôle de sujet, et à la traduction sa nature de processus, se déroulant dans le temps ; le travail du traducteur, comme celui du peintre dans le tableau, et quelle que soit sa volonté de représenter le plus « fidèlement » le sujet de la peinture, laisse des traces, si bien que le traducteur, comme le peintre, est lui aussi ce sujet dans le tableau, dans la traduction[8].

En tout cas je crois que l’image du miroir, appliquée à la traduction, ne marche pas véritablement, quand bien même elle est très productive – mais on peut justement bâtir des réflexions intéressantes à partir des points d’achoppement. Si miroir il y a, si reflet il y a, c’est sans doute un miroir double. Ici m’intéressent particulièrement les mots d’Hélène Rioux cités plus haut. Elle ne pose pas la traduction comme miroir du texte, mais comme miroir du traducteur. De fait je crois que la traduction, comme disait Meschonnic, « dit qui traduit », parce que (c’est la théorie de Meschonnic) elle est représentative de la pensée du langage qu’a, consciemment ou pas, le traducteur, aussi je pense parce qu’elle garde la trace d’habitudes de travail : celle des dictionnaires consultés (ou pas), celle des tendances à la vérification systématique ou au contraire d’une forme de désintérêt pour les référents, elle dit quelque chose du rythme de travail aussi. Et par ailleurs les mots par lesquels les traducteurs parlent de leur travail sont sans doute aussi de bons indicateurs de leur caractère ou de leur identité (j’ai toujours du mal à nommer ces choses là – c’est sans doute le signe de quelque chose). Ce en quoi ils n’ont strictement rien de spécifique : on peut en dire tout autant des linguistes, des historiens, des physiciens. Et disant cela je ne sais pas du tout comment interpréter ces signes, et si même il faut les interpréter ; le risque des procès d’intentions et des (psych)analyses sauvages menace.

C’est ainsi que la réflexion sur la traduction, puisque la traduction est hybride (entre deux langues, entre deux textes, entre deux auteurs), me semble par principe relever d’une démarche réflexive, et une réflexivité à facettes multiples, pour ainsi dire, puisque le texte issu de la traduction reflète et le texte source et le travail du traducteur. Antoine Berman a théorisé la nature réflexive de la traductologie dans un de ses premiers ouvrages, L’épreuve de l’étranger[9]. J’y reviendrai dans un prochain billet.

En tout cas, que la traduction même, en tant que pratique, soit réflexive, est induit précisément par l’échec de la parfaite correspondance entre les deux textes, et par le fait qu’il y a autant de traductions qu’il y a de traducteurs, même si toutes ressemblent au texte source, à des degrés variables. Berman écrit “[l’acte de traduire] par définition, est une activité seconde et réflexive. La réflexivité lui est essentielle, et avec elle la systématicité”. La réflexivité est essentielle parce que rien ne va de soi, et que pour autant une traduction, pour qu’elle soit lisible, pour qu’elle fasse texte au même degré si possible que le texte de départ, ne peut être qu’une succession de solutions, de trouvailles heureuses enfilées comme des perles le long des lignes du texte. Il faut qu’il y ait, sinon un système absolu – puisqu’il y a toujours à négocier – du moins une réflexion sur les possibilités d’un système, sur les échecs d’un système. Par système, j’entends par exemple la tentative de traduire tous les mots de la même famille par des mots de la même famille : on pourrait imaginer de traduire les composés de fremd par des mots de la famille d’étrange/étranger. La question de la traduction des vers réguliers suppose également la création d’un système en français – et dans le cas de l’adoption des vers libres ou de la prose, ce n’est pas un système équivalent, mais c’est toujours un système, et c’est un choix même par défaut. À partir du moment où la traduction n’est pas automatique, où il n’existe pas « la » traduction, a fortiori pas en traduction littéraire et quand on retraduit des classiques, le fait même de traduire suppose une interrogation, plus ou moins consciente, sur les moyens par lesquels on va tenter de se faire le tain du miroir qui va réfléchir le texte.

Réflexivité: je vois la lumière, je vois le reflet de la lumière, je vois mon reflet dans miroir.

Et c’est en cela que le traducteur se donne lui-même à voir, où il se fait le miroir de lui-même. (Voilà un dispositif réflexif bien complexe). Je conclus par ces lignes de Heine, traduites cette semaine, qui portent sur la critique : les jugements portés sur Goethe en apprennent autant sur les critiques que sur Goethe, et ils sont pris dans l’histoire de la critique. Il en va de même de la traduction. Autant en être conscients.

C’est qu’on ne peut pas demander directement à un homme : que penses-tu du ciel et de la terre ? quelles sont tes opinions sur les hommes et sur la vie des hommes ? es-tu une créature raisonnable, ou un diable stupide ? Mais ces questions délicates sont toutes contenues dans ces paroles anodines : Que pensez-vous de Goethe ? En effet, puisque les œuvres de Goethe sont devant nos yeux à tous, nous pouvons rapidement comparer le jugement que quelqu’un prononce sur elles avec le nôtre propre, nous obtenons ainsi une échelle fiable avec laquelle nous pouvons aussitôt mesurer toutes pensées de cet homme, tous ses sentiments, et il a inconsciemment prononcé le jugement de lui-même. Mais de même que Goethe, de cette façon, parce qu’il est un monde commun, qui s’offre à l’observation de tout un chacun, nous est le meilleur moyen pour apprendre à connaître les gens, de même, réciproquement, nous pouvons mieux apprendre à connaître Goethe à travers le propre jugement qu’il porte sur les objets qui sont devant nos yeux à tous, et au sujet desquels les hommes les plus importants ont déjà fait connaître leurs opinions.

(…)

C’est là un mérite de Goethe que ne reconnaîtront que des temps encore à venir ; en effet nous qui pour la plupart sommes malades, nous sommes par trop pris dans nos sentiments malades, déchirés, romantiques, que nous avons récoltés dans nos lectures de tous les pays et de toutes les époques, pour voir immédiatement combien Goethe se montre sain, homogène et plastique dans ses œuvres. Lui-même le remarque tout aussi peu ; dans la naïve inconscience de ses propres capacités il s’étonne quand on lui attribue une « pensée figurative », et dans la mesure où dans son autobiographie il veut nous donner une aide critique pour juger ses œuvres, il nous livre en fait non l’échelle selon laquelle juger en soi, mais seulement de nouveaux faits, grâce auquel on peut le juger, de même qu’il est naturel qu’un oiseau ne puisse pas s’envoler hors de soi.

Les temps à venir découvriront chez Goethe, outre cette capacité de regard, de sentiment et de pensée plastiques, encore beaucoup de choses, dont nous n’avons maintenant aucune idée. Les œuvres de l’esprit sont immuables, mais la critique est randonneuse, elle procède des opinions de l’époque, n’a de signification que pour cette dernière, et quand elle n’est pas elle-même de nature artistique, comme l’est par exemple la critique de Schlegel, alors elle accompagne l’époque au tombeau[10].

Remplacez « la critique » par « la traduction »… Toutes deux sont des modes de lectures qui sont deux façons de lire des textes identiques, du reste la traduction est une forme de critique.


[1] Jean Delisle, La Traduction en citations, préface par Henri Meschonnic, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2007.

[2] Pierre Daniel Huet, 1661, De interpretatione, Paris, 1662, traduction Bruno Garnier.

[3] Victor Hugo, William Shakespeare, c. 1864, Paris, Flammarion, 1973.

[4] Irène de Buisseret, Deux langues, six idiomes, Ottawa, Carlton-Green, 1975, p. 55-56.

[5] Hélène Rioux, « Témoignage. La musique avant toute chose », dans Traductions d’Anne Hébert, Sherbrooke, 2001, p. 25.

[6] Je pense notamment aux expressions du type « un film miroir de la société », etc.

[7] Sauf dans une nouvelle à la Borgès qui pourrait être écrite par qui aurait goût pour ce genre de spéculation.

[8] Je paraphrase ici Daniel Arasse : Le Sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Flammarion, 1997.

[9] Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984.

[10] Heinrich Heine, Die Nordsee, dritte Abteilung, dans Sämtliche Werke 6, Hambourg, Hoffmann und Campe, 1973, p. 147. Je traduis.


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